IV
PROJET DE REVANCHE

Le lieutenant Ernest Quarme glissa son bicorne sous le bras et entra dans la cabine du commandant ; la réverbération violente du soleil sur l’eau éclairait d’une curieuse lumière verte les barrots et le mobilier. Le second de l’Hyperion cligna des yeux :

— Vous m’avez fait demander, commandant ? Bolitho, appuyé sur le rebord des fenêtres d’étambot, considérait le calme sillage de l’Hyperion, qui s’étirait paresseusement de chaque côté du gouvernail couvert d’algues. Le capitaine de vaisseau se retourna, un instant aveuglé par la pénombre qui régnait dans sa cabine ; puis il s’assit sur la longue banquette et fit signe au lieutenant de prendre place dans un fauteuil à côté de lui. Il se savait observé par un œil attentif, même si la physionomie de Quarme ne reflétait pas la moindre émotion ; Bolitho s’appliquait à conserver la même impassibilité.

De la vaste cabine arrière, l’on entendait grincer et murmurer toute la structure du vaisseau qui enfournait lourdement dans une houle croisée tandis qu’il faisait lentement route au sud-est ; ses voiles avaient tout juste de quoi porter et servaient davantage à procurer de l’ombre à l’équipage au travail sur les ponts qu’à propulser le navire. Les coups sourds des marteaux résonnaient et, parfois, le grincement d’une scie : Cuppage, le charpentier, faisait diligence, avec son équipe, pour réparer toutes les traces laissées par leur récent engagement, bref mais meurtrier.

Bolitho se frotta les paupières, comme pour écarter la fatigue qui l’envahissait. Que ne pouvait-on cicatriser les blessures de l’âme aussi aisément que celles de la charpente ! La colère, le soulagement, la jubilation d’être encore en vie et la fugitive excitation du combat s’étaient évanouis : une profonde mélancolie pesait sur le vaisseau, telle l’ombre menaçante d’un lourd nuage d’orage. Le bref échange d’artillerie avec la batterie du fort avait eu lieu deux jours plus tôt : deux jours à tirer des bordées monotones, deux jours de patrouilles incessantes, toujours en vue de l’île et du pavillon insolent qui leur rappelait inexorablement leur échec.

Bolitho s’interrogeait inlassablement, cherchant le moyen de prendre sa revanche ; mais les heures, les jours se succédaient : il écartait l’un après l’autre ses projets, trop dangereux, et ses espoirs de victoire allaient s’amenuisant.

Le matin même, il avait reçu le coup de grâce. A l’aube, l’Hyperion occupait sa station à sept nautiques au sud-ouest de l’île : c’était la position que Bolitho avait estimée la plus propice pour fondre, en cas de besoin, sur le port si bien protégé, en profitant des vents dominants.

Il avait placé la Princesa, le soixante-quatre canons espagnol, au large de la côte opposée de l’île, prête à intercepter le sloop Fairfax, qui était tombé aux mains de l’ennemi et pouvait chercher à fuir par là.

Ce sloop était d’ailleurs une des pièces essentielles de son plan ; la garnison française n’avait pas d’autre navire à sa disposition pour rendre compte aux autorités de l’attaque de Moresby et des patrouilles de l’escadre britannique ; tant que le continent ne lui envoyait pas un navire ravitailleur, elle resterait en état de siège. Bolitho avait un moment caressé le projet de détacher une escouade pour aller trancher les amarres du sloop. Il y avait finalement renoncé : il savait que l’opération, sans grande valeur militaire, aurait tout au plus contribué à panser son honneur blessé. L’attaque de Moresby avait déjà coûté assez cher à l’Hyperion : huit morts, seize blessés. Sans parler de l’effet sur le moral de l’équipage…

Enfin, ce matin-là, la nouvelle avait éclaté : la vigie en tête du grand mât avait signalé qu’elle n’apercevait plus le Fairfax. Le sloop s’était esquivé à la faveur de la nuit ; à présent, le soleil de midi écrasait impitoyablement les ponts desséchés et le sloop était probablement en train de faire son entrée dans le port de Saint-Clar, annonçant à tous la nouvelle. Les défenses seraient alertées et, pire encore, les Français sauraient la force exacte de l’escadre vaincue. Tout le long de la côte française, des vaisseaux de ligne attendaient probablement leur heure pour prendre la mer et venger l’ignominie du blocus de Hood. On savait déjà que plusieurs de ces navires avaient échappé aux patrouilles britanniques et que d’autres croisaient dans les parages.

Bolitho s’adressa les plus amers reproches quand il apprit la fuite du sloop ; il ne s’y attendait pourtant que trop. Aucun vaisseau de ligne n’était assez rapide pour arraisonner le petit navire dans l’obscurité et, de l’aube au crépuscule, les puissantes batteries du fort tenaient l’Hyperion en respect.

Il se tourna vers Quarme et, d’une voix lente, l’interrogea :

— Quelle est la visibilité à présent ?

— Elle change d’heure en heure, commandant, répondit le second en haussant les épaules. Pour l’instant, nous avons presque deux nautiques.

Bolitho approuva d’un signe de tête ; depuis le lever du soleil, le vent n’avait cessé de faiblir. La surface huileuse de la mer était à peine ébouriffée par de faibles risées, le vaisseau était tout juste manœuvrant. Au fur et à mesure que la journée s’avançait, une curieuse brume s’était formée, tournoyant comme de longues écharpes au-dessus de la mer, leur masquant complètement par moments la vue de l’île. D’ailleurs, que leur importait ? se dit-il sombrement. De toute façon, la garnison savait qu’ils étaient là ; et le sloop s’était esquivé.

— Puis-je vous demander, commandant, demanda Quarme à brûle-pourpoint, quelles sont vos intentions ?

Bolitho le dévisagea :

— Auriez-vous quelque chose à me proposer ?

Le second baissa les yeux :

— Ce n’est guère là mon rôle, commandant, mais je suis convaincu qu’il serait prudent de mettre lord Hood au courant.

Il s’attendait visiblement à être interrompu et marqua une pause avant de poursuivre :

— Nul ne saurait vous reprocher la façon dont les choses ont tourné. Mais en le laissant dans l’ignorance, vous risquez fort d’attirer son courroux.

— Je vous remercie, monsieur Quarme. Cette pensée m’avait effleuré, en effet…

Bolitho se leva, fit quelques pas sur le tapis. Un moment, il regarda sans mot dire son épée suspendue près de la porte et continua :

— Mais nous n’avons que deux navires. Si j’envoie la Princesa, Dieu seul sait ce qu’ils raconteront à l’amiral, en dépit de tout ce que je pourrai coucher par écrit dans mon rapport. En revanche, si nous quittons notre station, croyez-vous vraiment que l’Espagnol saura faire face à une attaque soudaine en provenance du continent ?

Quarme, mal à l’aise, se contenta de remuer les pieds, ce qui eut le don de faire sourire Bolitho :

— Vous jugez peut-être que je me suis montré trop dur à l’égard du commandant de la Princesa ?

Il revoyait le visage rechigné du petit Espagnol, assis dans le siège occupé à présent par Quarme. Le commandant de la Princesa était un homme aigri et maussade, qui avait commencé par prétendre qu’il comprenait à peine l’anglais. Mais les assertions acerbes de Bolitho avaient allumé dans ses yeux des éclairs de colère, puis de honte : le capitaine ne lui avait pas mâché ses mots ni dissimulé ce qu’il pensait de la façon dont la Princesa s’était tenue à l’écart de la bataille.

L’Espagnol avait fini par bondir sur ses pieds, la bouche tordue de colère :

— Je proteste ! Ma frégate n’est pas assez manœuvrante, il m’était impossible d’approcher de l’entrée du port. Je rapporterai vos accusations à l’amiral Hood.

Et il avait conclu non sans condescendance :

— Je ne suis pas un inconnu en haut lieu !

Bolitho l’avait toisé d’un regard glacial ; il revoyait l’agonie du vaisseau amiral espagnol, les cadavres calcinés qui s’écartaient devant l’étrave de l’Hyperion.

— Eh bien, commandant, vous serez plus connu encore si je vous arrête pour lâcheté face à l’ennemi ! L’amiral Moresby, avant de mourir, m’a confié le commandement de l’escadre.

Le capitaine de vaisseau s’étonnait lui-même du naturel avec lequel il avait proféré ce mensonge :

— A vous entendre, je ne suis nullement convaincu que vous ne méritiez pas le peloton d’exécution.

Bolitho supportait mal de voir un homme, quel qu’il fût, humilié ; il avait dû se faire violence en constatant la peur et la détresse de son collègue. La scène s’était déroulée deux jours plus tôt ; ils avaient encore alors une petite chance de prendre leur revanche sur leur défaite commune. Mais, depuis lors, l’officier espagnol avait eu tout le temps d’échafauder des projets de son côté.

Quarme revint à la charge :

— Je persiste à croire, commandant, que vous devriez informer lord Hood. Désormais, la conduite ou l’inconduite du commandant espagnol ne changent plus grand-chose.

Bolitho se détourna, furieux contre lui-même ; il était face à un dilemme, pris entre sa colère vis-à-vis de Quarme – il ne savait que trop que son second avait raison – et les ordres formels de Hood : « Il me faut cette île sans délai ! »

Sans délai… En ce moment même, à bord du Victory, l’amiral avait à faire face aux difficultés propres à sa charge : l’agitation politique à Toulon, la preuve de confiance qu’il voulait administrer de façon si éclatante, et puis cette armée française qui, inexorablement, faisait route vers le sud, vers la côte.

— Il me semble, enchaîna calmement Bolitho, que nous avons plusieurs points de désaccord. Vous n’avez pas approuvé le fait que je fasse immerger la dépouille de sir William Moresby avec celle des autres marins morts.

Pris de court par ce changement de sujet, Quarme n’avait pas de réponse toute prête :

— C’est-à-dire que, commandant, je pensais que, étant donné les circonstances…

— L’amiral Moresby est tombé au combat, monsieur Quarme. Je ne vois vraiment pas quelle différence nous pouvons faire entre le sacrifice qu’il a fait de sa vie et celui des hommes qui se sont fait tuer pour lui.

Sa voix était toujours calme, mais son ton glacial :

— Sir William est tout aussi en sécurité à présent qu’il le serait dans un cimetière.

Bolitho se força à revenir jusqu’aux fenêtres d’étambot :

— Nos hommes ont perdu confiance. Ce n’est jamais bon pour un équipage de perdre la première bataille. La prochaine fois qu’ils devront essuyer une bordée, leur assurance s’en ressentira.

Et, d’un ton las, il ajouta :

— Ils sont morts avec leur amiral. Ils partagent donc sa tombe, avec ses privilèges !

Quarme ouvrit la bouche et, entendant la vigie, resta coi, ahuri :

— Holà, du pont ! Voile en vue dans le sud-ouest !

Bolitho regarda Quarme un instant et ordonna brusquement :

— Venez ! Peut-être les Français sont-ils déjà là.

En sortant sur la dunette, ils eurent l’impression de pénétrer dans un four ; le soleil leur brûlait les épaules mais Bolitho s’en aperçut à peine ; il regarda d’abord l’île, puis la tête de mât. Cozar n’était pas en vue. Mais vers le large, la brunie était plus légère au-dessus de l’éclat aveuglant de l’eau ; il prit sa lorgnette des mains de l’aspirant Caswell et demanda :

— Est-ce que la vigie est arrivée à identifier cette voile ?

Dans l’objectif, il ne parvenait guère à distinguer qu’un petit toupet blanc à l’horizon.

— C’est un petit navire, commandant ! reprit la vigie. Il est seul et fait route droit à l’est.

— Montez là-haut, monsieur Quarme ! ordonna Bolitho. Et dites-moi ce que vous voyez.

Il savait que tout le monde l’observait et se retint de monter en tête de mât lui-même.

Le lieutenant Rooke, officier de quart, se tenait debout près de la rambarde de dunette, une lorgnette sous le bras, son bicorne crânement penché de côté pour protéger ses yeux de la réverbération. Comme toujours, il était tiré à quatre épingles : à côté des matelots en chemises douteuses ou torses nus, il avait l’air d’un dandy de Londres.

Bolitho n’avait cure de l’élégance de ses hommes ; il essayait de ne pas suivre du regard la haute silhouette de Quarme qui escaladait rapidement les enfléchures en direction des barres de hune. Rooke, se dit-il, devait se délecter de tout cela : dès qu’ils auraient rallié l’escadre, le lieutenant ne manquerait pas de s’étendre sur les échecs de son commandant. Peut-être l’aversion qu’il éprouvait à l’égard de son subordonné découlait-elle du ressentiment que suscitait en lui la présence d’aristocrates privilégiés au sein de la Navy. Obtenir un titre en récompense de sa valeur ou de ses mérites, c’était une chose ; mais ceux qui en héritaient de par leur naissance devenaient trop souvent insupportables de suffisance. Bolitho en avait rencontré de pleins salons, lors de ses visites à Londres : ces petits prétentieux gâtés par une vie facile, tout gonflés de leur importance, ne devaient leur position élevée qu’à leur sang et à leur argent ; ils ne connaissaient rien à la Navy, en dehors de cet uniforme qu’ils affichaient avec autant d’aplomb que d’arrogance.

— Je le vois bien à présent, commandant ! s’écria soudain Quarme. On dirait un sloop de guerre. Il continue à faire route vers l’est.

— Il doit venir de Gibraltar, lança Rooke, exprimant tout haut ce que tout le monde avait déjà conclu tout bas. Il porte les dépêches et le courrier de la flotte.

Bolitho regarda la silhouette massive de Gossett :

— Vous qui avez déjà servi dans ces eaux, monsieur Gossett, pensez-vous que ce vent va tenir ?

Le maître principal fronça les sourcils et ses yeux s’enfoncèrent entre deux replis bouffis de son visage bronzé :

— Pas longtemps, commandant ! Ces brises folâtres, ça va, ça vient ; mais, à mon avis, le vent va fraîchir avant la fin du quart.

Sa certitude n’était pas le fait d’une nature vantarde mais d’une longue expérience.

— Fort bien, monsieur Gossett ! approuva Bolitho. Faites monter les deux bordées et disposez-vous à virer lof pour lof. Nous allons changer de cap et venir sur une route convergente avec celle du sloop. Immédiatement.

Quarme bondit, hors d’haleine :

— C’est à lui que nous pourrions demander de changer de route, commandant.

Il semblait choqué qu’un vaisseau de ligne puisse faire ce genre de concession à l’une des plus petites unités de la flotte.

Bolitho le toisa gravement :

— Dès que nous serons à portée, envoyez les signaux, je vous prie. Je ne veux pas le perdre maintenant.

— Des signaux, commandant ? demanda Quarme stupéfait.

Plus bas, sur le pont principal, les hommes s’arrachaient à leur torpeur et, au son des sifflets, gagnaient leurs postes de manœuvre, afin de virer lof pour lof.

— Dites-lui de mettre en panne et d’attendre mes ordres ! précisa doucement Bolitho.

— Je vois, commandant, acquiesça Quarme.

Puis il reprit :

— Ainsi, vous vous êtes quand même décidé à faire tenir des dépêches à lord Hood ?

Il se mordit la lèvre et hocha lentement la tête :

— C’est bien la meilleure décision à mon avis. Nul ne saura vous en faire reproche, commandant.

Bolitho regardait les fusiliers marins qui refluaient à la queue leu leu vers l’arrière pour participer à la manœuvre et brasseyer la basse vergue d’artimon ; tous leurs mouvements étaient d’une précision militaire, fort peu marine. Puis il revint à Quarme et lui assena d’un ton sans réplique :

— Monsieur Quarme, je n’ai pas la moindre intention d’envoyer un rapport à lord Hood. Tout au moins tant qu’il n’y aura pas matière à rapport !

 

Il leur fallut presque deux heures pour se trouver à portée de voix du sloop ; comme résonnaient les six coups de cloche du quart de l’après-midi, les deux navires virèrent de bord et firent route au sud, s’éloignant de l’île embrumée.

Puis Bolitho fit signaler au commandant du sloop de bien vouloir se présenter à son bord. Les deux navires réduisirent la voilure et Bolitho se retira dans sa cabine, où il convoqua Quarme.

— Je veux tous les officiers dans ma cabine quinze minutes après l’arrivée du commandant du sloop, monsieur Quarme.

Sans tenir aucun compte de la perplexité de son second, il poursuivit d’un ton cassant :

— Ainsi que tous les officiers issus de la maistrance, sauf ceux qui sont de quart. Compris ?

— A vos ordres, commandant !

Quarme regarda un instant par les fenêtres d’étambot : le petit sloop tenait la cape avec aisance sous le vent de l’Hyperion.

— Puis-je savoir quelles sont vos intentions, commandant ?

— Quinze minutes, monsieur Quarme ! répéta Bolitho impassible.

L’impatience le rongeait tandis que résonnaient les bruits de l’embarcation qui se rangeait le long du bord et les trilles des sifflets saluant le nouveau venu. Il se ressaisit pour accueillir dans sa cabine le lieutenant Bellamy, commandant du Chanticleer, sloop de Sa Majesté britannique.

Bellamy dissimulait mal son trouble ; c’était un jeune officier dégingandé au regard inquiet, maussade, plein d’appréhension.

Bolitho alla droit au fait :

— Je suis navré de vous convoquer à mon bord de la sorte, Bellamy, mais j’exerce le commandement de cette escadre et j’ai besoin de votre prompt soutien.

Bellamy absorba cette entrée en matière sans transport excessif ; néanmoins, il ne dénia aucunement à Bolitho le droit de le faire mettre en panne. Les mots « commandement de l’escadre » avaient manifestement porté, se dit Bolitho.

— Dans cette direction, droit au nord, gît l’île de Cozar, poursuivit-il, dont vous savez peut-être qu’elle est aux mains de l’ennemi. J’ai l’intention de remédier sans tarder à ce regrettable état des choses. Mais pour cela, précisa-t-il en lançant au lieutenant un regard inquisiteur, votre appui m’est indispensable. Vous comprenez ?

Manifestement, Bellamy ne comprenait pas : si un vaisseau de soixante-quatorze canons était incapable de faire pencher la balance en sa faveur, comment un sloop aux frêles membrures pouvait-il renverser le cours des événements ? A tout hasard, il hocha la tête d’un air attentif, ne serait-ce que pour s’attirer les bonnes grâces de ce curieux chef d’escadre qui, à première vue, n’avait qu’un navire sous ses ordres.

— Fort bien, continua Bolitho avec un sourire. Je vais donc vous exposer mes intentions.

Quinze minutes plus tard, Quarme ouvrit la porte de la cabine et s’effaça pour laisser entrer tous les officiers de l’Hyperion, en file indienne, silencieux ; quinze paires d’yeux explorèrent les moindres recoins de ces augustes appartements, avant de se poser sur le lieutenant dégingandé.

Bolitho se retourna calmement vers eux.

— Bien, Messieurs, nous avons enfin un projet en main.

Les regards se fixèrent sur lui et y restèrent.

— Dans une heure environ, nous allons faire route vers le nord et tirer à terre au près serré. Nous disposons de très peu de temps, et il y a fort à faire. Maintenant, j’imagine que les Français ne vont pas chercher à débarquer sur Cozar à la faveur de la nuit : c’est assez dangereux, sans compter qu’ils risquent de se heurter à la Princesa.

Il déroula une carte sur la table :

— Demain à l’aube, j’ai l’intention de me trouver au nord-est de l’île et, dès que nous serons aperçus par la garnison, le lieutenant Bellamy et son navire entreront tout droit dans le port.

L’annonce d’une apparition céleste n’aurait pas eu sur son auditoire d’effet plus profond. Quelques officiers, incrédules, se tournèrent vers Bellamy dans l’espoir d’obtenir une explication ou une confirmation ; mais ce dernier regardait simplement ses pieds. D’autres échangèrent quelques regards déconcertés et observèrent Bolitho à la dérobée, comme pour s’assurer de sa santé mentale.

Avec un léger sourire, celui-ci continua :

— Dans moins d’une heure, je veux que l’une de nos caronades soit transbordée sur le Chanticleer.

Il serra les mâchoires, conscient que ses mots l’engageaient irrémédiablement, lui, et chacun des officiers présents :

— En outre, cent matelots de l’Hyperion et tous nos fusiliers marins vont embarquer à bord du sloop.

Le capitaine Ashby n’y tint plus :

— Mais que va-t-il se passer, commandant ? Je… Je veux dire, enfin, commandant…

Il ne parvint pas plus avant dans sa phrase. Ce fut la voix traînante de Rooke qui rompit le silence de l’autre côté de la cabine :

— Alors, commandant, ce que vous voulez, c’est que les Grenouilles prennent le sloop pour le Fairfax retournant à Cozar ?

Bolitho acquiesça en silence. Ce Rooke n’était décidément pas un imbécile, il dépassait les autres de la tête et des épaules.

— Parfaitement.

Un bourdonnement intense de murmures et de questions envahit la pièce. Quarme se lança :

— Mais, commandant, quelles peuvent être nos chances de succès ? Je veux dire : le Chanticleer est bien un sloop, mais il ne ressemble en rien au Fairfax. Il est plus vieux, plus petit !

Des hochements de tête approbateurs suivirent.

— Votre objection est tout à fait raisonnable, monsieur Quarme.

Bolitho se croisa brusquement les mains dans le dos :

— Néanmoins, l’expérience m’a prouvé que les gens voient en général ce qu’ils s’attendent à voir.

Avec lenteur, il parcourut du regard tous les visages rassemblés :

— Et que va voir l’ennemi ? Un sloop français pourchassé jusqu’au port par l’Hyperion. C’est donc sur ce vaisseau qu’ils ouvriront le feu pour couvrir la fuite du sloop. Quand ils comprendront leur erreur, nous serons déjà à l’intérieur du port, trop près du point de débarquement pour que les Français puissent nous atteindre du feu de leurs pièces.

A présent, tous étaient suspendus à ses lèvres, même les aspirants qui tendaient le cou pour mieux entendre.

— Mais il nous faut agir avec célérité, Messieurs, insista-t-il. Les Français peuvent envoyer d’autres navires d’un moment à l’autre. Et puis, une vigie à l’œil plus exercé risque de nous identifier avant même que nous ne pénétrions dans le port. Mais, après tout, la garnison est constituée de soldats : que dire de plus ?

A l’étonnement de Bolitho, sa dernière question souleva quelques rires : c’était un début. Des yeux, il fit le tour de l’assistance :

— Avons-nous un pavillon français ? Le nouveau modèle ?

Plusieurs officiers firent signe que non.

Le commandant chercha des yeux le maître voilier grisonnant :

— Eh bien, monsieur Buckle, vous avez trente minutes pour en faire un ; allez-y tout de suite !

Sans attendre la réponse du voilier, il se tourna vers le maître artilleur :

— Monsieur Pearse, faites transborder une caronade immédiatement. Choisissez les hommes que vous voulez et les embarcations qui vous seront nécessaires.

Il regarda le canonnier qui sortait à la suite de Buckle, et ajouta d’un ton égal :

— Lors de notre précédente attaque dans le port, nous avons bénéficié un bon moment de l’abri d’un épaulement de la colline, qui empêchait les canons de nous atteindre. Si nous nous présentons comme la dernière fois, peut-être l’ennemi déplacera-t-il quelques pièces de la forteresse du côté donnant vers le large, afin d’avoir plus de chances de nous toucher. Ils s’en remettront alors, en toute confiance, à leur artillerie, sachant que nous ne commettrions pas l’erreur de nous enfoncer dans la gueule du loup. S’ils réagissent ainsi, le sloop n’en sera que plus en sécurité.

Un murmure d’excitation courut dans l’assistance ; enfin ils avaient un projet. De nombreux détails restaient à tirer au clair, mais cela valait mieux que de rester les bras croisés.

— Voilà, messieurs, vous pouvez disposer. Faites votre devoir. Personnellement, je serai sur la dunette pour préparer la phase suivante.

Comme les officiers quittaient la cabine, Bolitho se tourna de nouveau vers le lieutenant Bellamy ; il s’attendait à quelques commentaires, voire à des protestations. Mais Bellamy resta coi. Bolitho se demanda si son jeune collègue avait compris la moitié de ce qu’il attendait de lui.

— Merci, Bellamy, dit-il simplement ; vous me donnez là un sérieux coup de main !

Le lieutenant le dévisagea et déglutit avec effort :

— Un sérieux… ? commença-t-il avant de s’interrompre dans un hoquet. Ah, bon ! Euh, merci, commandant.

Bolitho le suivit sur la dunette et l’observa tandis qu’il regagnait la coupée d’un pas mal assuré. Puis il exhala un long soupir : il n’avait pas informé lord Hood de l’assaut manqué contre Cozar ; il avait pris le commandement général d’une opération qui risquait de se terminer en déroute et d’entraîner des pertes considérables ; il avait intercepté un sloop, avec ses dépêches et son courrier et, pour faire bonne mesure, il irait probablement jusqu’à détruire ce petit navire.

Il jeta un coup d’œil en tête de mât et vit le guidon qui se soulevait à grandes ondulations : le vent fraîchissait. S’il avait eu encore quelques excuses pour sa façon d’agir, il ne lui en restait aucune désormais. Il n’avait plus qu’un choix : poursuivre sur la voie qu’il s’était tracée.

Ecartant tout doute de son esprit, il traversa la dunette jusqu’au bord au vent et se mit à faire les cent pas avec une concentration méthodique.

 

Bolitho s’éveilla en sursaut et mit plusieurs secondes à reconnaître Allday, penché au-dessus de lui, un lourd pichet à la main.

— Désolé de vous réveiller, commandant, dit doucement Allday, mais il commence à faire jour sur le pont.

Il lui tendit une moque et la remplit d’un liquide chaud ; Bolitho commençait à reprendre ses esprits et observait la petite cabine du sloop. Juste au-dessus du fauteuil dans lequel il s’était effondré endormi, il apercevait un pâle rectangle de lumière qui descendait de la claire-voie de dunette. Soudain, il se remémora la journée qui l’attendait et se raidit sur son siège, comme un homme qui croyant sortir d’un cauchemar se trouve confronté à la réalité.

Le café était amer, mais Bolitho sentait avec plaisir le brûlant breuvage lui réchauffer les entrailles.

— Le vent ?

Allday haussa les épaules :

— Léger mais bien établi, commandant. Toujours du nord-ouest.

— Bien !

Il se leva d’un bond et poussa un juron sonore : il s’était cogné la tête contre les barrots. Allday fit ce qu’il put pour ne pas sourire :

— Ce n’est pas l’Hyperion, n’est-ce pas, commandant ?

Bolitho se frictionna les bras pour rétablir sa circulation et répondit avec froideur :

— Mon premier commandement, c’était un sloop, Allday ! Très semblable à celui-ci…

Puis il sourit d’un air piteux :

— Mais tu as raison : ces petits navires sont pour les très jeunes, ou pour les gens de très petite taille !

La porte s’entrouvrit et le lieutenant Bellamy, courbé en deux, avança la tête dans la cabine :

— Ah, commandant, je vois que l’on vous a appelé.

Un sourire de convenance lui découvrit quelques dents :

— Belle journée pour notre action !

Bolitho le regarda avec des yeux ronds : Bellamy qui épousait maintenant son projet, et sans la moindre trace d’arrière-pensée ! Il n’en revenait pas ! Si leur assaut échouait, le commandant du sloop devrait fournir des explications circonstanciées : dans la Navy, le fait que l’on obéissait aux ordres d’un supérieur n’était pas toujours considéré comme une excuse suffisante.

Bolitho, presque courbé en deux, le suivit : ensemble ils gravirent le petit escalier conduisant sur la dunette du sloop. L’air était toute fraîcheur ; à la lumière pâle de l’aube, on distinguait quelques nuages, et des pattes de chat à la surface de l’eau. Bolitho frissonna et regretta de ne pas avoir endossé son habit : comme chacun des hommes à bord, il avait soigneusement écarté tout ce qui pouvait permettre à une vigie experte de les identifier.

Bellamy pointait le doigt sur bâbord avant :

— Cozar est à environ cinq nautiques, commandant. Nous ne tarderons pas à l’apercevoir.

Bolitho se dirigea à l’arrière et s’appuya à la lisse de couronnement ; de tous ses yeux, il observait. Le vent soufflait régulièrement mais nulle trace de l’Hyperion. Il revint lentement jusqu’à la barre à roue : ses semelles résonnaient curieusement dans le silence.

De nouveau, il récapitula mentalement la succession de ces heures fébriles ; il s’appliquait à détecter une erreur, une faille dans son plan. Il se souvenait du bref désarroi de Quarme, son second, quand il lui avait laissé le commandement de l’Hyperion : les explications patientes de Bolitho n’avaient nullement rasséréné le lieutenant.

Si les Français découvraient la supercherie et que le sloop fût détruit avant de venir se ranger le long de la jetée, la force de débarquement serait anéantie, corps et biens.

Tel était le plan de Bolitho. Il était prêt à prendre ce risque. Néanmoins, il comprenait le trouble de Quarme. C’était un officier de carrière désargenté, sans influence ni appuis pour favoriser sa promotion. Son sort dépendait entièrement des opérations spéciales qu’on lui confiait : aller trancher les amarres de l’ennemi au mouillage, ou se lancer dans un projet téméraire comme celui qu’ils étaient en train d’exécuter. D’autres gravissaient les échelons du fait de la mort ou de l’avancement de leurs supérieurs : peut-être Quarme avait-il déjà espéré que le décès imprévu du commandant Turner lui vaudrait des galons.

En fin de compte, si l’opération tournait mal à Cozar, l’Hyperion aurait besoin d’un commandant solide et équilibré, ne serait-ce que temporairement, et Quarme avait prouvé qu’il était on ne peut plus capable de conduire le vaisseau.

— L’horizon s’éclaircit, commandant ! s’exclama Bellamy inquiet.

Il sortit sa montre :

— Dieu ! Cette attente est insupportable…

L’aurore succédait à l’aube ; Bolitho pouvait à présent embrasser du regard tout le pont du sloop ainsi que le doigt impérieux du beaupré qui se découpait sur le ciel pâle à l’avant. Le petit navire enfonçait jusqu’aux dalots et répondait bien lourdement à la barre et au vent : c’est que les cinquante fusiliers marins d’Ashby étaient entassés dans l’entrepont, avec cinquante matelots de l’Hyperion ; cinquante autres étaient cachés fort peu confortablement sous un prélart, sur le pont lui-même. Heureusement que Bellamy n’avait pas embarqué avec un équipage au complet, car le volume de la cale et de l’entrepont réunis suffisait à peine à faire tenir tout ce monde.

Les matelots du Chanticleer étaient assis ou vautrés le long des pavois et n’ouvraient guère la bouche ; ils se tenaient prêts à envoyer toute la toile dès que l’ordre leur en serait donné.

Bolitho laissait son esprit vagabonder : et si – horreur ! – Quarme ne se présentait pas à l’heure au rendez-vous ? Toute la nuit, le sloop avait précédé le soixante-quatorze canons pour le cas où ils auraient croisé la route d’un pêcheur indiscret qui, les ayant vus naviguer de conserve, aurait vendu la mèche avant même que l’action n’eût commencé.

Une par une, il observa les pièces de la batterie bâbord ; le sloop armait dix-huit petits canons, dont une bordée complète aurait à peine arraché quelques éclats à l’imposante forteresse.

Un rayon de soleil fulgurant jaillit au-dessus de l’horizon doré ; Bellamy ne put retenir son cri. L’île était là, à quatre nautiques environ, avec ses collines escarpées et sa forteresse massive, toute noire sous le soleil levant. En venant de l’ouest, l’île apparaissait sous une perspective différente, songea Bolitho, et il braqua sa lorgnette ; il aperçut les rouleaux blancs qui brisaient au pied du cap et comprit quel obstacle formidable représentait la falaise.

Il frissonna de nouveau et fut soudain reporté plusieurs mois en arrière, à l’époque où il gisait sur son lit à Falmouth, dans sa grande maison grise ; il aimait venir s’accouder à sa fenêtre, entre deux accès de vertige et d’amnésie, pour jouir de la vue sur le mouillage et le château de Pendennis. Les murs de sa maison étaient décorés des portraits de tous les Bolitho défunts, qui avaient vécu et étaient morts en mer. Certes, cette demeure était pleine de souvenirs, mais elle manquait de chaleur. En effet, Richard Bolitho était le dernier de sa lignée : personne après lui ne relèverait le flambeau de la tradition familiale.

Il songea à sa plus jeune sœur, Nancy ; elle l’avait entouré de toute sa tendresse pendant sa maladie et, avec Allday, l’avait soigné sans relâche tout au long de ces mois de souffrance. Elle l’adorait, il en avait parfaitement conscience, et ne perdait jamais une occasion de le choyer comme un petit enfant.

Bolitho, impassible, tourna de nouveau son attention vers les nuages qui dérivaient lentement dans le ciel ; si son destin était de mourir ce matin, Nancy hériterait de sa vieille maison. Elle était mariée à un riche propriétaire terrien de Falmouth, un rustaud amateur de chasse et de bonne chère. Qui plus est, ce dernier avait des vues sur la maison de Bolitho et il ne demanderait certes pas mieux que de s’y installer.

— Votre épée, commandant ! glissa Allday.

Bolitho leva machinalement les bras tandis que son patron d’embarcation lui ajustait son baudrier autour de la taille d’un geste ferme.

— Il a pris du jeu depuis la dernière fois que vous l’avez mis, commandant ! observa Allday bougon.

Il secoua la tête :

— Ce qu’il vous faudrait, c’est du bon gigot d’agneau des Cornouailles !

— Assez de sottises, décampe !

Bolitho passa la main sur la garde polie de son arme ; normalement, il aurait dû laisser son épée accrochée à la cloison de sa cabine à bord de l’Hyperion. Mais la perspective qu’elle pût tomber aux mains de quelqu’un d’autre ou, pire, qu’elle échouât dans le patrimoine du mari de Nancy, lui était insupportable. Tout ce que son beau-frère trouverait à faire de ce souvenir sacré serait de l’accrocher au mur, entre ses trophées de chasse, ses têtes de daguet et ses souvenirs minables.

Il évoqua le moment exact où son père lui en avait fait don ; en revanche, il n’arrivait plus à se représenter de façon précise le vieillard hautain, manchot et grisonnant.

Il sortit l’arme de quelques pouces et la lame miroita sous le soleil levant ; l’épée était vieille, mais son fil était irréprochable. Il la remit brusquement à sa place et pivota sur ses talons en entendant l’exclamation de soulagement de Bellamy :

— Le voilà, parbleu !

La carène de l’Hyperion était encore voilée dans l’obscurité mais ses huniers et ses basses voiles resplendissaient de tout leur éclat : on aurait dit un vaisseau fantôme. Tandis qu’il regardait son navire, il vit les perroquets se déployer comme par magie : le soixante-quatorze canons venait d’être rattrapé par la brise de terre et accusa un petit coup de gîte tandis qu’un ourlet blanc se formait à l’étrave.

— Il change de cap, observa Allday. Il nous a vus !

Il y eut un éclair sur le gaillard d’avant de l’Hyperion, suivi au bout de quelques secondes par une détonation étouffée. Tous les hommes à bord du sloop rentrèrent la tête dans les épaules en entendant le boulet qui passait en rugissant loin au-dessus du navire, pour aller s’abîmer en mer avec une haute gerbe.

— Ressemblante à souhait, leur attaque ! remarqua Bellamy suffoquant.

Bolitho se sentait gagné par cette froide excitation qui l’avait déjà saisi tant de fois dans le passé ; un sourire figé apparut sur son visage :

— Et alors ? Vous voudriez qu’il tire de l’autre bord, peut-être ?

Bellamy, outré, restait les bras ballants ; Bolitho le secoua :

— Allons ! A vous de jouer !

Le lieutenant mit ses mains en porte-voix et cria ses ordres :

— Tout le monde sur le pont ! Larguez les basses voiles !

Il traversa la dunette au pas de course tandis que les hommes se hâtaient à leurs postes de manœuvre.

— Et hissez les couleurs, morbleu !

Il sembla le premier surpris quand le pavillon français improvisé se déploya à la corne de grand-voile et se mit à claquer au vent.

Le sloop répondait bien à la barre et tranchait avec ardeur les lentes ondulations de la houle du large ; la vague d’étrave s’ourlait de chaque bord en longues volutes blanches.

Le second du Chanticleer vint ajouter à l’agitation régnante :

— Branle-bas de combat ! Mettez en batterie !

Bolitho regarda les sabords qui s’ouvraient en claquant et les gueules étroites des pièces d’artillerie qui s’avançaient au-dessus de l’eau écumante. A l’avant, ligotée par de multiples palans tel un fauve camus, reposait la deuxième caronade de l’Hyperion. Elle était déjà chargée ; tout avait été vérifié et revérifié pendant que Bolitho dormait dans son mauvais fauteuil.

Cette arme redoutable lançait un énorme projectile de soixante-huit livres, qui explosait au moment de l’impact. L’obus était bourré de chevrotine : à courte portée, l’effet en était meurtrier. Cette bouche à feu ferait peut-être, à elle seule, la différence qui leur permettrait de s’assurer la victoire aujourd’hui.

Un autre boulet de douze passa en gémissant au-dessus de leurs têtes et souleva une immense gerbe à une demi-encablure de l’étrave.

Bolitho se tourna vers Rooke, qui s’était avancé à ses côtés : le mince lieutenant était drapé dans un caban d’emprunt. Mais, même dans cet accoutrement, il gardait une certaine élégance.

— Je jurerais que c’est M. Pearse, le maître artilleur, affirma Rooke en serrant les mâchoires. Si je ne me trompe pas, commandant, il tire chaque coup lui-même.

Un troisième boulet frappa la mer tout près du bord et Rooke serra de nouveau les dents tandis que les servants des pièces du sloop courbaient l’échine sous l’averse subite.

— Il a le coup d’œil ! remarqua Bellamy qui n’en menait pas large.

Une trompette lointaine fit écho à la plainte du gréement et au chuintement de l’écume. Bolitho braqua sa lorgnette : il vit un pavillon que l’on hissait au-dessus du fort, et un éclair lumineux réfléchi par une arme ou une longue-vue sur le rempart de la batterie.

— Changez de cap, Bellamy ! ordonna-t-il sèchement. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit : rasez d’aussi près que possible le promontoire !

Il laissa Bellamy à son travail ; l’Hyperion, de son côté, virait de bord de façon à faire route parallèlement au sloop ; il était à plus d’un nautique de distance mais portait pratiquement toute sa toile et, courant grand largue, il avait belle allure et taillait de la route. Aux yeux d’un observateur non averti, le soixante-quatorze canons déployait tous ses efforts pour rattraper le sloop et lui interdire de virer de bord ; si le Chanticleer parvenait à embouquer l’entrée du port, il serait en sûreté.

Ils entendirent une détonation en haut de la falaise, puis le gémissement aigu d’un boulet qui passa loin au-dessus de leurs têtes.

— Je n’ai rien vu ! déclara Rooke dépité.

Bolitho se mordit la lèvre ; à la lorgnette, lui avait vu un trou s’ouvrir au centre de la grand-voile de l’Hyperion : un coup d’une précision extraordinaire.

— Tant qu’ils ne tirent que sur Quarme ! lança-t-il d’un ton guilleret.

Mais il n’avait guère le cœur à plaisanter ; dans la lumière légère du petit matin, l’Hyperion avait une beauté que Bolitho s’expliquait mal ; il distinguait la figure de proue à l’expression courroucée, les miroitements du soleil reflétés par l’eau claire contre la haute muraille et ressentit comme une douleur physique quand le coup de canon suivant souleva une haute gerbe juste à côté de la poupe du vaisseau.

Ce boulet-là, songea-t-il sombrement, a bien pu ricocher contre les membrures de la carène ; il leva les yeux vers le fort et constata que les feux de la chaudière n’étaient pas encore allumés : on ne voyait nulle fumée au-dessus des remparts. Mais il ne faudrait pas longtemps pour ranimer les braises de la nuit et alors, n’importe quel coup au but serait susceptible d’embraser l’Hyperion.

Quarme serrait la côte de trop près : erreur d’appréciation ou volonté excessive de réalisme ?

— Dites à cet imbécile, rugit Rooke furieux, de se cacher !

Une paire de pieds calleux dépassait de sous le prélart : ils disparurent avec un jappement quand un officier marinier alla y donner de la badine.

Bellamy se souciait beaucoup plus de la sécurité de son navire que des dangers courus par l’Hyperion ; debout près de la barre, il surveillait l’habitacle d’un œil et les voiles de l’autre tandis que le noir promontoire grossissait droit devant.

— A border les bras ! cria-t-il en abaissant la main. Et que ça saute, bande de fainéants !

Avec des grincements de protestation, le sloop vibra de la quille à la pomme du mât et prit un coup de gîte sous la poussée conjuguée du vent et de son gouvernail ; au risque d’écraser quelques crabes, ils frôlèrent un écueil isolé au moment où le sloop doublait la pointe et s’engageait dans les eaux plates du port, calme et béant comme un piège.

— Faites serrer la toile maintenant, monsieur Bellamy, dit doucement Bolitho. Et transmettez vos ordres aux hommes en bas.

Le capitaine de vaisseau sentait la moiteur de sa paume sur la garde de son épée. Il se retourna pour regarder la silhouette de l’Hyperion qui semblait se raccourcir : le vaisseau de ligne virait de bord pour piquer à terre. Lui aussi avait largué quelques voiles. Bolitho retint son souffle : deux gerbes puissantes jaillirent à quelques pieds de sa muraille. La cadence des tirs des Français s’accélérait à présent ; selon toute vraisemblance, ils avaient roulé quelques pièces du côté de la batterie donnant sur le large.

Incapable de suivre les dangereuses manœuvres de l’Hyperion, il porta ses regards vers l’avant ; quelques matelots du sloop étaient regroupés près du gaillard, regardant s’élargir devant eux la passe qu’ils venaient d’embouquer.

— Regardez vers l’arrière, tas d’imbéciles ! hurla-t-il à pleins poumons. Si vous étiez des Grenouilles, vous redouteriez davantage l’Hyperion que votre mouillage !

Les marins se ressaisirent. Quant à lui, crier lui avait permis d’apaiser un peu la tension qui l’assaillait.

— Voilà la jetée, commandant ! annonça Rooke.

Bolitho approuva de la tête. La jetée était un simple débarcadère en bois auquel aboutissait une étroite route, mal empierrée, dont les méandres disparaissaient dans une vallée encaissée, entre les collines à l’arrière-plan. Beaucoup de soldats étaient déjà rassemblés là et Bolitho distingua nettement une pièce d’artillerie de campagne avec ses deux immenses roues serties de fer.

— Comme ça, monsieur Bellamy !

Il passa sa langue sur ses lèvres desséchées :

— Avancez vers le mouillage derrière la jetée mais, quand vous arriverez à une encablure de celle-ci, carguez toutes les voiles et dirigez-vous droit sur l’embarcadère ! Là-bas, sous le vent de la colline, le sloop pourra courir sur son erre jusqu’au bout !

Bellamy fronça les sourcils :

— Voilà qui ne va pas faire de bien à mes membrures, commandant !

Mais il prenait les choses avec bonne humeur :

— Peste ! C’est quand même autre chose que de servir de facteur à l’amiral !

Bolitho entrevit le faciès équin d’Inch, le plus jeune lieutenant de l’Hyperion, qui émergeait d’un panneau entrebâillé ; les autres membres de l’escouade de débarquement étaient entassés derrière lui comme sardines en boîte. Ce sont eux, songea un instant le capitaine de vaisseau, qui souffrent le plus, encaqués dans l’obscurité complète des fonds du petit sloop, sans autre compagnie que leur propre peur et le son du canon.

— Faites signe aux soldats sur le débarcadère ! ordonna-t-il sèchement.

Quelques matelots se retournèrent vers lui, bouche bée.

— Faites-leur signe ! Sautez, gesticulez ! Vous venez d’échapper à l’Anglais !

Sa voix tonnante était si furieuse que plusieurs matelots éclatèrent d’un rire dément, en faisant des cabrioles de possédés ; plusieurs silhouettes sur la jetée leur répondirent.

Bolitho s’essuya le front avec la manche de sa chemise et poursuivit calmement :

— Quand vous voudrez, monsieur Bellamy !

D’un coup d’œil en arrière, il se rendit compte qu’ils avaient déjà perdu de vue l’embouchure du port, cachée par une avancée de la terre ; juste au-dessus, il pouvait apercevoir les vergues supérieures de l’Hyperion et constata avec un soulagement indicible que le vaisseau était en train de virer de bord pour tirer au large et se mettre en sûreté, hors d’atteinte des batteries du fort.

— Barre dessous ! Envoyez ! aboya Bellamy.

Quand il se retourna vers l’avant, Bolitho remarqua que le beaupré du sloop était dirigé droit vers la vallée encaissée entre les collines. Très posément, il dégaina son épée et s’avança en direction de la caronade.

 

En ligne de bataille
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